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Floozman: épisode initial
aux figues* et au Riesling

* selon arrivage

par Bertrand Cayzac

Table des matières

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11e partie : La belle endormie

« Avec une abondance scandaleuse, il apporte la délivrance. »

Fred Looseman a été l’évaluateur en chef de risques au Crédit Mondial ainsi que le président de la Commission pour la répression du blanchiment des capitaux. À présent, son travail consiste à réparer les guichets automatiques de banque.

Parfois il entend des voix qui l’émeuvent au point de pleurer. Comme son compte en banque déborde de l’argent de la délivrance, c’est à de tels moments qu’il se transforme en super-héros de la finance : Floozman.


A quelques mètres de la berge, la radio de la Mini-Moke diffuse un tube des Beach Boys. Au bar du Rhin, de jeunes athlètes secouent des flippers à cornes. Fred se tient au bord de l’eau. Il a laissé ses vêtements sur le siège, sauf la chemise qu’il a refusé d’ôter.

« Viens, viens te baigner avec nous » appellent les filles.

« Je suis trop gros, je suis trop laid, je préfère rester là et vous regarder. »

Le courant est très fort, le fleuve scintille, la peau blanche des jeunes femmes ruisselle lorsqu’elles émergent de l’onde.

« Mais non, viens... »

Un bruit de pales. Des hélicoptères de la police apparaissent en amont. Derrière lui, il entend Siegfried.

« Venez, Looseman ! C’est votre dernière chance, ne faites pas l’imbécile. »

Il se retourne. Escortés par des agents armés et encagoulés, Mélanie et Siegfried s’approchent.

« Le commando vous ramènera à l’hôtel. Vous serez en sécurité. »

En aval, d’énormes globules blancs remontent le fleuve vers le village, à la recherche de fugitifs.

« Pars avec nous Fred, et tu vivras de notre vie joyeuse. » lui lance Flosshilde.

Dans une explosion violente, la haute tour du château vole en éclats. Des pierres noircies tombent dans le fleuve en fumant. L’escorte de Siegfried fait feu sur des ennemis que Fred n’aperçoit pas. Mélanie est couchée.

Fred recule pas à pas dans le Rhin. Il sent sous son pied un gros galet rond. Est-ce parce que cette sensation lui est agréable qu’il se propulse brusquement dans le courant, le courant toujours plus frais et rapide ?

Il s’allonge. Le mouvement amène doucement son sexe libre contre sa cuisse. Les algues caressent encore ses chevilles puis il sent une main amicale sur son bras, peut- être l’effleurement d’un téton dans son dos. C’est Woglinde, celle qui a de si belles dents.

« Viens, Fred, viens avec nous. »

« Tu as renoncé à tout n’est-ce pas, Fred, à l’amour comme au pouvoir ? » demande Wellgunde.

« Je suis vieux et ils m’ont viré...je n’avais pas le choix » se souvient Fred en riant. « Mais oui, je renonce à tout... ».

Il renonce comme le courant les entraine.

Une grande confusion règne sur la berge et au-delà. Marchant sur les eaux, la dame du fleuve s’avance maintenant, droit vers le théâtre des combats. D’un geste gracieux, elle prend une flèche dans son carquois, bande son arc et décoche un trait dans le ciel.

Aussitôt, d’intenses dégagements de chaleur et de lumière se produisent. En quelques secondes la tour disparaît, jardins, fontaines et tonnelles cèdent la place à un parking. Une cour plantée de modestes massifs fait surface devant la bâtisse qui se tasse et se couvre d’antennes, de câbles et de signaux. Une route passe là où se tenait la plage. Sur le portail, on peut lire « Maison de retraite Glützenbaum ».

Puis elle se porte au-dessus des filles du Rhin qui nagent avec Fred.

« Ils sont venus si nombreux que les mouvements de décohérence quantique ont stabilisé un passage entre les deux états du lieu. J’ai simplement accéléré le processus.... Ne me regardez pas comme ça ! Je vais tout replier, si vous préférez. »

Puis, indiquant Fred : « Celui-là est assez inoffensif, finalement. Mettez-le à l’abri où vous voulez et retrouvez-moi à la base. Je vais dans les cavernes, les nains n’ont pas pu empêcher les Romains d’entrer. »

« Les Romains, Madame ? »

« Ce ne sont pas des Romains ? Ah, oui peut-être. Peu importe. » Elle s’envole.

Alors les trois filles du Rhin plongent entrainant Fred vers le lit de la rivière. Je vais mourir, pense-t-il. Mais aussitôt un courant de fines bulles d’or monte du fond et les enveloppe de lumière. Fred respire ce miracle et s’endort.

Au même instant, le sarcophage glisse et ne glisse pas dans de longs corridors sous la montagne. « Soulève-toi, soulève-toi et jette-toi à la mer » entendent les pierres. « Crois-tu que cela est arrivé ? » demande chaque atome. Les poutres de sapin agencées par les partisans des siècles plus tôt s’ébranlent à son passage, les rubis enchâssés dans la roche vibrent sourdement.

Le lourd cercueil de métal prend de la vitesse dans une forte pente, puis brisant les racines là où le tunnel affleure la surface, plongeant de nouveau, il s’injecte dans un chenal souterrain. La gorge taillée pour sa forme oblongue le guide comme il flotte en direction du Rhin, hâlé par une force invisible.

Il s’immobilise enfin dans un large bassin, au centre d’une salle ronde ornée de fresques. Lorsqu’il heurte sa butée, son couvercle bascule lourdement, faisant fuir les chauves-souris.

Le temps passe. Les rayons du soleil se sont à peine inclinés de dix degrés supplémentaires que Fred et les filles du Rhin parviennent à l’entrée d’une grotte immergée, entrainés par une joyeuse effervescence en forme de conche.

« Par ici, mes sœurs, il y a une salle où nous pourrons le cacher. »

« Nageons, nageons. »

Ils nagent, nagent dans la galerie, sous les routes, sous les vignes, jusqu’au bassin où ils émergent. La bulle d’or éclate en révélant les fresques moisies sur les parois et sur la voûte.

« Comme elle est belle ! » dit Floshilde en découvrant la momie dans le cercueil de cristal interne, quelques bandelettes encore enroulées autour de ses chevilles et de ses reins.

« On dirait qu’elle dort... »

« Laissons-le avec elle, peut-être qu’il vivra. »

« Ou peut-être pas, mais il n’y a pas de mort » ajoute Woglinde.

« Voilà l’ouverture, faisons-lui une place, étendons-le à son côté...Comme ils sont serrés ! On dirait des amants... »

La lumière décline encore sur le fleuve tout proche, puis la nuit vient. La lune se lève.

* * *

Dans les entrailles de la terre, la cordée progresse, guidée par le fantôme. Soudain, Jenny se tourne vers Schtroumpf.

« C’est inutile. Cette galerie inondée conduit droit au fleuve. Nous ne sommes pas équipés et nous allons nous faire cueillir par la police »

« Vous oubliez qu’ils sont aussi derrière nous »

« C’est le moment d’interroger le nain ; Nain, tu ferais mieux de parler maintenant que la momie à disparu... Que s’est-il passé ? »

Quelques mètres plus haut, le nain répond.

« Le conseil éternel voulait que la momie repose sous le lit du fleuve. C’est pour cela que nous avons percé ces tunnels. Quand la patrouille nous a parlé de la révolution industrielle, nous avons décidé d’interrompre les travaux et de conserver le sarcophage à l’abri de la montagne. Vous avez déclenché le mécanisme de lancement. »

« Comment est-elle encore en vie ? »

« La malédiction du banquier l’a desséchée de manière instantanée et homogène, c’est un prodige. Elle peut reprendre vie mais il ne le faut pas. Voilà ce qu’on nous a enseigné. »

« La malédiction du banquier ? »

« Que personne jamais ne mange de ton fruit... »

« D’après les instruments, le corps n’est pas desséché. » corrige Schtroumpf, quelques mètres plus bas.

« Taisez-vous ! Elle a commencé à se régénérer lorsque vous avez touché aux pièces du trésor... La puissance qui l’a possédée peut aussi nous ressusciter. Elle peut tout ! Mais il ne fallait pas toucher au trésor ! Malheur ! Malheur ! » se lamente le nain.

« Schtroumpf, dès que nous serons sur Phobos, vous demanderez une étude sur cette puissance. C’est irritant. Nous devons trouver une explication... »

« Les laboratoires ont fait de nouvelles observations très troublantes sur les fluctuations du vide et l’origine de la matière. Je vous en parlerai. Certaines hypothèses font intervenir des facteurs de type spirituel. Leur corroboration pourrait amener un changement de paradigme assez profond. Des modèles ont déjà proposé des réponses à la question de savoir pourquoi il y a quelque chose... »

« Quelque chose ? »

« Plutôt que rien... »

« Devrons-nous repenser notre stratégie ? »

« Il est trop tôt pour le dire. Pas nécessairement. Il se peut qu’une de ces nouvelles forces soit alignée sur les objectifs stratégiques de la direction... je veux dire, les vôtres, naturellement. Je vous ferai un rapport dès que possible... »

« Je peux vous aider, j’ai d’excellentes références » fait le vieux consultant, quelque part.

« Bon, nous verrons. Nain, comment pouvons-nous sortir d’ici ? »

« Il faut prendre la ligne neuf dans à peine deux cavernes » réponde le nain dans un sanglot. « Au bout de la ligne, vous sortirez dans un WC public sur la route de Bâle. »

Glissant doucement derrière le corps dilaté du fantôme, les rebelles les rejoignent.

« J’irai jusqu’au bout avec les partisans, le combat continue ! » dit ce dernier. Il regarde Jenny au fond des yeux. « Nous nous reverrons. Souvenez-vous que nous sommes en affaire et que je vous fais confiance. Vous ne mourrez pas n’est-ce pas ? Moi non, plus, hélas... ».

* * *

« Je suis mort ». Pense Fred en découvrant les limbes qui l’environnent. Puis il se rendort un instant en se serrant contre le corps chaud de la momie.

La momie ! Dame Sophie ? !

« Et alors ? Je suis mort » et de nouveau il sent bouger son sexe sur son pelvis puis contre la jambe du cadavre. « Et alors ? Je suis mort. » Mais prenant naissance au contact de cette peau si chaude et soyeuse, au grain serré, d’invisibles étincelles fusent dans la nuit de ses nerfs.

Dans le protocole propre à la racine des deux âmes, des messages inhumains s’échangent qui confirment un accord éternel.

« Il n’y a pas de mort. Regarde, j’ai des cheveux... » dit la momie.

« Je ne vois rien » répond Fred, découvrant de ses mains le visage, les épaules puis toute l’indicible beauté des formes de son étrange compagne.

Serrant involontairement les doigts autour des bandelettes à l’instant où Fred effleure son clitoris, la guerrière excite l’anneau d’or qu’elle porte à l’index. Une lueur palpitante et dorée emplit alors la cage de verre, comme une nouvelle caresse sur sa poitrine nue. Le cœur mort de Fred se met à battre très fort. Au-dehors, les parois humides contiennent le reflet des eaux pour leur faire un abri ondoyant comme le ventre de la momie où de petits mouvements orbiculaires rythmés enjoignent la main de Fred à ne pas se retirer.

« J’ai trop de Mana » souffle-t-elle en se cambrant. « Nous allons nous éveiller ! »

« Tout ce que tu voudras ! »

« Ce n’est pas ma volonté. C’est la réparation du monde, souviens-toi ! Prends-moi »

Malgré le tourment de son érection et les sucs brûlants du ventre de sa partenaire, Fred veut retarder l’instant que tous leurs sens appellent.

« Dis-moi encore... » murmure Fred pendant que ses mains amènent lentement l’insoutenable paroxysme,

« Nous sommes venus de la lumière ! Il... il s’est exilé, replié pour faire surgir le monde du chaos (sa voix s’étrangle). Du chaos. Par amour, je crois, par amour...Et puis nous sommes nés, toi et moi et les autres, tous unis. Et puis le monde s’est brisé et nous sommes tombés dans l’abime. Nous sommes des étincelles tombées dans la matière. Viens ! Nous les ramènerons toutes à nous et nous serons Un. Nous verrons de nouveau la plénitude ! Nous sommes la lumière ! Tu n’as pas idée. Tu n’as pas idée....Pas encore... Viens ! »

Puis ses beaux yeux voilés roulent dans son ciel secret. Elle se met à dire dans la vieille langue la révélation, la fureur de la bataille et la ferveur de la prière. Elle parle encore quand Fred pénètre dans l’infinie douceur qui l’attendait de toute éternité.

Ils nagent, ils nagent et s’abîment ensemble dans le tout-puissant scintillement intérieur. L’instinct imprime aux reins son mouvement incoercible. Le coït les entraîne longtemps dans son kaléidoscope extatique jusqu’à ce que de violents mouvements de bascule du corps utérin secouent l’amante ressuscitée. La chair tremble. Le sang se presse tant qu’il faut le mordre. Le temps n’existe plus. Elle crie, dessus. Il mugit, dessous.

Alors, graduellement, les atomes qui les constituent commencent à expulser leur énergie. Un vortex se forme au centre du bassin et les aspire pendant que le fleuve entier s’embrase. Une forêt de rayons multicolores relie au ciel l’étendue flamboyante. Le monde fond autour des amants comme un berlingot cosmique. Enfin, Fred et la momie disparaissent, sublimés dans une fantastique explosion.

Leurs esprits éveillés s’étendent à l’univers et fusionnent. La nouvelle conscience voit ce qu’elle voit et pourquoi faut-il, pourquoi faut-il enfin qu’au bout de plusieurs éons, elle se retire ? Après que bien des mondes ont été créés et détruits, happée par la coquille béante de l’existence terrestre, décélérant en grande et moyenne raison, elle se rétracte dans la spire jusqu’à lire sur la paroi les hiéroglyphes de la salle occupée par la vie telle que nous la connaissons. Lorsque le mouvement s’arrête, la conscience Une s’est dédoublée. Pourquoi ? se demande Fred.

« Parce que je ne suis pas Sophie, mon chéri ! » lui répond riant un démon invisible. « Mais je t’assure que j’ai tout fait comme elle. En mieux ! Et je ne nous ai pas anéantis, remarque bien. C’était bon, non ? J’espère que tu ne regrettes rien. »

« Je... mais... nous étions, nous sommes »

« Frères et sœurs, oui. Nos âmes appartiennent à la même racine et nous voyageons. Certains deviennent prophètes le temps d’une vie, comme Sophie, ou comme toi. Pour ma part je me suis exilée dans le monde des esprits, alors je suis toujours là... oui, toujours là. Mais j’aime bien faire un trip comme ça de temps en temps. Je connais le nom, tu sais. Le nom ineffable. Je me demande si je n’aimerais pas aller jusqu’au bout, finalement. La fin du monde... Pour recommencer ? Je ne sais pas ce que je veux, je crois... Je ne suis bonne à rien. C’est pour ça qu’on ne m’aime pas. »

« Tu es un esprit ? »

« Je suis la première femme, formée de la poussière de la terre. J’étais déjà dans le souffle primordial, j’étais dans l’ombre de l’arbre de la connaissance, avec les deux blaireaux. Je les ai lancés dans la vie puis j’ai erré dans les déserts. Sale période ! Ce qui va t’intéresser, c’est que j’ai baisé le mendiant qui dormait près du figuier desséché. En plein jour ! L’aïeul de Sophie. J’ai pris sa semence - comme j’ai pris la tienne - et je lui ai laissé capter tout le Mana du figuier qui flottait comme ça dans le vide. Le prophète qui avait tué l’arbre le matin même avait utilisé une puissance sans nom, incommensurable à ce monde-ci. Pour rien, à mon avis ! Mais je ne sais pas tout, même si je l’ai connu, celui-là aussi - bibliquement, si je puis dire. » Elle rit.

« Ensuite, le Mana est passé dans les affaires, puis il s’est développé de lui-même dans le trésor, comme quelque chose de vivant. Et je n’en avais pas terminé avec lui. Un jour j’ai été invoquée par un mage pour faire la comptabilité du banquier maudit puis celle de Sophie. Je n’avais rien demandé mais je me suis allée jusqu’à me battre à ses côtés... Oui, nous nous sommes bien battues. Nous nous sommes gorgées de Mana. Ça aussi c’était bon... »

« Où est-elle ? »

« ... »

« Où est Sophie ? » Pour la première fois le nouveau Fred sent la flamme puissante qui brûle au plus profond de lui. Il se sent fort, capable de déplacer les montagnes.

« Je ne sais plus »

« Tu mens ! Comment as-tu pris sa place ? » dit-il, en colère. Des montagnes s’ébranlent.

« Peut-être que je l’ai mangée ? En tout cas c’est moi que le conseil a embaumée, et pas elle. Mais est-ce que tu sais que je ne rends de comptes à personne ? » les champs quantiques se gonflent et vibrent sourdement comme elle prononce ces paroles. « Je te laisse, avec tout le Mana. On verra bien. »

« Reviens ! »

« Tu me trouveras au désert ! »

Le silence se fait puis Fred sent un battement d’ailes. Soudain, le démon femelle se tient devant lui. Il a l’apparence d’une grande femme ailée aux cheveux roux. Sa peau est blanche comme la neige du troisième jour sur les premières montagnes. Elle est nue. Elle si belle qu’il en cesse de respirer.

« Sophie a eu une momification de deuxième classe, à ma place. Une fois morte au combat, je me suis relevée puis je suis allée au monastère où les nains préparaient l’embaumement de Sophie. C’est là que j’ai eu l’idée de me substituer à elle pour me reposer quelques siècles. Elle est dans les catacombes, maintenant...mais dans un sale état ! »

Elle s’accroupit comme une vieille aborigène et tout en jouant avec un galet, elle le fixe avec le regard blessé d’une adolescente fugueuse. « Ecoute... tout ce que tu as vu avec moi, c’est la vérité du monde créé mais je crois que Sophie pouvait voir au-delà, car elle avait ce cœur juste que je n’ai pas. L’esprit qui l’animait au combat vient de plus haut, peut-être de ce Roi dans le retrait de qui nous vivons, de l’émanation suprême. Tu vois ? Je n’ai jamais rien senti d’aussi puissant... Voilà ce que je voulais te dire. Entends, si tu as des oreilles pour entendre.

« Et surtout, surtout, sache que tu n’es plus humain : tu peux être un ange ou un démon. Ton pouvoir, c’est l’argent magique du figuier mort... Ah ! Ah ! Ah ! » Elle rit en le poussant du coude comme une jeune fille « Mais les voies du très-haut ne sont pas nos voies... Après tout il faut peut-être que l’esprit tombe dans le sonnant et le trébuchant pour racheter le monde ! Va maintenant ! Sois l’homme argent ! Le Flouze, comme on dit au désert - sois le Floozman ! Ah ! Ah ! Ah ! Bonne chance ! ».

Lilith s’envole. « Bonne chance ! »

« Je retrouverai Sophie ! » crie le Floozman qui rejoint en esprit la bataille éternelle, saisi brutalement par une idée plus élevée que le Juste, plus élevée que le Vrai et le Beau.

« Je choisis la mort ! ! ! » décide-il en moins de sept respirations...

Sa volonté vive et virile se propage jusque dans les enfers. En chemin, elle traverse les ténèbres de la basse nécropole où se trouve la pauvre alvéole de Sophie, rendue aux formes dégradées de la vie et du temps. Dans le sommeil des profondeurs d’où toute conscience s’est retirée, elle vient nommer à nouveau les choses : les gaz soumis aux formes élémentaires de l’entropie, les liaisons organiques sans dessein, les bactéries, les bandelettes cassantes, les os blanchis, les touffes de cheveux et les ongles crochus. Cette présence invisible fait être la sourde durée qu’aucun mouvement n’avait pu convoquer, ni le passage d’insectes aveugle ni l’éboulement de mottes de terre sur l’armure rouillée. C’est ainsi que des siècles et des siècles de sommeil prennent fin pour Sophie. Elle entend l’appel et se met à creuser la terre avec la force surnaturelle que lui donne Floozman.

« Vive la mort ! » pense-t-elle en écho.

* * *

« Dites-donc, vous deux ! » fait la dame du Fleuve dressée sur le lit fumant du Rhin, entre deux murailles d’eau.

Celui qui lui répond marche sur les vapeurs. C’est un bel homme barbu aux larges épaules. Ses traits délicats rappellent ceux de Sophie.

« Qui es-tu ? Est-ce cette Lilith qui t’envoie? »

« Je suis l’argent magique de la libération. »

« Un homme-argent ? Je vois. Comme c’est pervers ! La source a choisi la chute dans le fluide le plus universel et le plus profane... pour libérer l’énergie utilisée pour la production du matériel. »

« Oui, je viens pour racheter le monde ! »

A ces mots, le sol se met à trembler dans tous le pays. Perçant la sainte terre de leur mort, huileuse et noire, les conjurés se relèvent les premiers, ceux de 1525 et ceux de 1848, les rustauds de la bataille de Frankenhausen et ceux de la campagne de Baden. Ceux de Saverne, de Scherwiller. Pour mille ans le Royaume sur terre ! Vive la révolution !

Et avec eux, tout le petit personnel se dresse. Ceux qui descendent des survivants, pâles et craintifs, les épaules courbées dans leurs anoraks bleus. Maudits ! Les voilà qui déposent leurs outils et leurs poches de supermarché ! Et tous les autres ! Les travailleurs immigrés qui descendent des guerriers Singhalais vaincus, avec leurs yeux fiévreux et leur noble patience, les femmes du Libéria et des Philippines. Ils abandonnent leur poste ! Les Marranes et les descendants des Cathares. Les délinquants, les déliquescents qui ne peuvent pas descendre plus bas. Ils se mettent en marche ! Et aussi le maïs transgénique stérile, les bébés phoques et les légumes qui veulent être épluchés à la main, conduits par le président de leur comité de défense, Lovelace Cucurbite, plus connu sous le nom de ‘Concombre Masqué’...

Quel est ce vent qui agite le prolétariat, la matière et l’être de l’étant ?

« Non ! Je ne te laisserai pas faire. Je te maudis ! Là ! » dit la dame du fleuve d’une voix puissante. « Par l’œil de l’or qui est dans le trésor ; par l’œil de l’or qui veille et dort alternativement, ton Mana sera éclipsé ! Tu ne pourras pas accomplir la fin des temps avant de l’éveiller complètement. Tu n’en finiras pas comme ça avec le monde, homme-argent ! Dès que l’œil se fermera, le monde te saisira et te privera de ta force. Le monde est beau ! Le monde a un secret que tu ne connais pas ! Pourquoi crois-tu que le Dieu s’en est retiré, pauvre idiot ! »

« Pour le livrer à la compulsion de répétition ? En vérité, vous êtes du côté de la mort en conservant ce monde ! Mais nous verrons » répond Floozman en souriant. « Pour commencer, je dois sauver la moquette ».

Aussitôt, une onde de matière le dépose sur les marches du grand hôtel.

* * *


À suivre...

Copyright © 2005 par Bertrand Cayzac
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