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Floozman: épisode initial
aux figues* et au Riesling

* selon arrivage

par Bertrand Cayzac

Table des matières

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1re partie : Il descend

« Avec une abondance scandaleuse, il apporte la délivrance. »

Fred Looseman a été l’évaluateur en chef de risques au Crédit Mondial ainsi que le président de la Commission pour la répression du blanchiment des capitaux. À présent, son travail consiste à réparer les guichets automatiques de banque.

Parfois il entend des voix qui l’émeuvent au point de pleurer. Comme son compte en banque déborde de l’argent de la délivrance, c’est à de tels moments qu’il se transforme en super-héros de la finance : Floozman.


Fred Looseman perd de vue la lumière et le Rhin qui miroite. Vers les salles de conférence il descend, il descend. Il descend pesamment le grand escalier avec la foule, en compagnie du vieux consultant qu’il a rencontré autour du bac de brocolis (ce que personne n’a pu voir : le reflet globuleux de leurs ventres à l’intérieur du couvercle roll top).

« Les sessions reprennent dans cinq minutes! » Annoncent les hôtesses de Wisdom Rock Consulting, le numéro UN de la conduite du changement. « Mesdames, Messieurs, nous vous remercions de rejoindre les présentations. »

Alors ils descendent. Dans la salle à manger désertée par les derniers convives, le grain doré de l’air s’écoule librement dans la trame des choses et leur ôte leur poids. Seuls quelques serveurs traversent encore cette onde subtile. Vêtus de noir, indéchiffrables, ils disposent les cuillères d’argent qui dormiront les unes dans les autres jusqu’à la pause-café.

Fred voudrait bien rester en arrière pour s’enivrer encore. Il voudrait boire un dernier verre et s’offrir aux flots de bénédiction que lui envoie le ciel d’été. Mais c’est à lui, maintenant.

Non loin de là, dans le lobby, les assistantes bavardent. Une bannière est tendue au-dessus de leurs têtes « Wisdom Rock Consulting — 16ème Exécutive Excellence Management Conférence — Risque et Innovation : devenir ou ne pas devenir. »

« Vous avez vu Fred Looseman ? » fait la première. « Il est complètement ivre. »

« Comme à chaque fois » dit la seconde. « Mais aujourd’hui, ça va faire un scandale. »

« Il est tombé bien bas depuis qu’on l’a viré du Crédit Mondial » ajoute la troisième. « Et puis il a vraiment grossi. »

« On ne se douterait pas qu’il était le directeur des risques quand on voit sa bedaine et les plis de son pantalon. Il avait de l’allure en ce temps là ! Et des stocks options ! Il était entouré ! On le craignait ! On sentait son pouvoir avant même qu’il entre dans la salle de réunion. Un émoi. Une onde de servilité. Et maintenant il n’y a personne pour lui dire qu’il a de vilains poils dans les oreilles. »

« Il ne se bat pas. »

« Il se laisse aller. »

« C’est un perdant, finalement. Il est vaguement spécialiste des risques chez Wisdom Rock. Mal payé. C’est comme ça qu’il fait des présentations ici. »

« C’est Jenny Appleseed qui a gagné. La directrice des opérations du Crédit Mondial. Vous l’avez-vu celle-là ? Une femme splendide, pour son âge ! Et ce qui est amusant c’est qu’elle est cliente de Wisdom Rock Consulting. C’est pour ça qu’elle est là aujourd’hui, elle: ils ont obtenu sa participation en échange d’une remise massive sur leurs tarifs. »

« Elle a eu ce qu’elle voulait. Comme toujours. Elle a réussi à racheter la Banca Nella Figa. Fred Looseman avait bloqué l’acquisition. Il y avait quelque chose d’inquiétant dans le rapport d’audit, je peux vous le dire. »

« Quelque chose de pas naturel. »

« Beaucoup d’argent, pour une petite banque Italienne. »

« Beaucoup plus que ce qui aurait dû s’y trouver naturellement. Ce n’est pas clair : c’est du risque. »

« Pire : c’est de l’incertitude. Mais Appleseed a fait virer Looseman parce qu’elle voulait l’argent. »

« Pour ses projets. »

« Ses projets cosmétiques pas naturels. Et elle a dû réussir là aussi. Vous avez vu ses yeux pendant la session plénière de ce matin, ses yeux phosphorescents ? Des yeux de folle ! »

« L’argent l’a rendu folle »

« Et Looseman, c’est le manque d’argent qui l’a rendu fou. Et alcoolique... Il sera bientôt vraiment pauvre. »

Ils descendent. Fred n’écoute pas le vieux consultant. « Je m’en fous ! » se dit-il. « Je dois juste tenir encore un peu... »

« Vous avez entendu Jenny Appleseed, ce matin ? C’était très intéressant. Elle pense qu’un renforcement de la réglementation financière serait contre-productif. »

« Jenny Appleseed ! Il me parle de Jenny Appleseed... »

« Oui, oui. C’est son point de vue... » marmonne-t-il.

Une présence compétente et bleu marine parvient à leur hauteur en rassemblant son pas bleu-noir : bleu, noir, bleu, bleu. Un esprit attentif et doux. C’est une jeune femme qui l’interpelle à voix basse.

« Monsieur Looseman ! Je suis Marinella, du marketing opérationnel. Je vous cherche partout ! Où étiez-vous ? Nous vous attendions à la table des orateurs, dans le salon Zurich. Jenny Appleseed était là, avec d’autres VIPs. Le sous-gouverneur de la réserve mondiale a même pu s’échapper de la réunion des régulateurs du système bancaire pour l’apéritif, vous vous rendez compte ! Jean-Pierre comptait sur vous. Il vous a appelé plusieurs fois. »

« J’ai déjeuné... là haut... »

« Monsieur Looseman, vous ne vous sentez pas bien, n’est-ce pas ? Voulez-vous que nous annulions votre intervention ? Et puis JP pourra vous remplacer pour la table ronde. Vous pouvez vous... »

Mais Fred a titubé en se tournant vers elle. Il manque de basculer de tout son poids dans l’escalier. Il s’en faut précisément de cette infime quantité qui distingue des possibles le flux des évènements réels. Mais a-t-il vraiment retrouvé l’équilibre ?

« Attention ! » souffle le vieux consultant dans sa petite moustache jaune (où brille une perle de vin blanc).

Sous l’effet de la surprise, Fred se sent faiblir. Le cœur lui manque. S’il roule sur les marches, on verra sa chaussette à l’élastique relâché et son gros mollet blanc. Non !

Le vertige. Les choses se pressent soudain dans sa conscience comme des mendiants. Comme tous ces manifestants au- dehors (déjà dix morts depuis le pillage du centre commercial). Que me veulent-elles ces choses avec leurs couleurs, leurs textures et tout ce poids, tout ce poids ? Une place dans ma volonté ? Un centime de ma volonté ? Et ces appliques, ce plafond bas, le souffle continu de la climatisation...

Il tombe. Il roule. Puis il reste étendu au pied des marches. Mlle Marinella voit son mollet blanc.

Au même instant, dans le long couloir du sous-sol, la directrice scientifique du Centre d’Etudes du Crime Financier file à grands pas vers l’escalier. Elle file, elle file et la moquette anglaise 80% laine — 20% nylon absorbe ses coups de talon. Malgré la tenue de ses couleurs, le revêtement exsude l’usure, la peine à faire exister indéfiniment son métré de grappes jaunes et de volutes vertes. Il résiste sourdement, comme les serveurs, les câbles d’ascenseur et les ordinateurs où se calcule le prix des conventions packagées.

Elle bute sur le petit groupe qui se forme autour du corps immobile de Fred.

« Fred ! Mlle Marinella ! Que s’est-il passé ? »

Une cuisse athlétique fend les pans de sa jupe comme elle s’agenouille avec grâce. Elle pose sa main sur l’épaule de Fred.

Fred s’accorde encore quelques secondes d’étourdissement avant de lui répondre. Il a mal partout. Il voudrait savoir ce que dit cette voix ténue qui lui semble venir des profondeurs du sol. Qu’est-ce ? Comme c’est étrange, on dirait une comptine. Le chant d’un petit enfant...

Chant de l’atome

« J’étais un p’tit atome dans le cœur d’une étoile
J’étais une étincelle dans le cosmos en fête
J’étais celui qui suis dans le fond de la toile
Et voilà maintenant que je fais la moquette !

Nous chutons tous ainsi depuis qu’il n’y a pas rien
Joyeuses particules issues du premier feu.
Puissions-nous ignorer le mal comme le bien
Mais il y a quelque chose et ce doute est affreux.
Quelle en est la raison? C’est bien là mon tourment.
Rejoins-moi dans la chute et sortons de l’étant !

Il ouvre les yeux. La voix s’évanouit. Absurde ! Les deux jeunes femmes sont penchées sur lui. Il ne s’est écoulé qu’un instant.

« Vous êtes ivre... » soupire Marinella.

« Je vais mieux. Je vais mieux. Je vous assure. Une chute idiote... »

Quelqu’un dévale l’escalier : c’est Jean-Pierre. Mince, le front haut, ses traits symétriques suscitent la sympathie. Ils ne sont pourtant gouvernés par aucune grâce de sorte que cette inclination favorable s’accompagne presque aussitôt d’un sentiment de malaise et de déception.

« Fred, nous devons savoir si vous pouvez faire la présentation » souffle-t-il dans une colère contenue. Par correction vis-à-vis des participants... »

Fred se rassemble et fait un signe de la tête.

« J’y vais, j’y vais... »

Pourquoi, pourquoi cette résignation... Jusqu’à quand ? Il rêve de se disperser dans l’air. Pschitt ! Il se produirait un petit dégagement d’énergie jaune soufre et les gens chercheraient simplement une autre session dans l’agenda. L’assurance paierait la pension et le crédit pendant que ses parties extensives effectueraient enfin d’autres rapports que celui qui caractérise Fred Looseman...

« Fred. Je vous cherchais. Je dois vous parler » annonce Mélanie en lui emboitant le pas.

« Je vous assure que ça va... »

« Non ce n’est pas ça ! Vous n’avez pas vu les nouvelles ? La Figa: vous aviez raison ! Nous rouvrons l’enquête. La stabilité financière est en danger ! »


À suivre...

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